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  • Vocabulaire européen des philosophies. dictionnaire des intraduisibles II

    Osons donc le paradoxe. Plutôt que de parler des « bonheurs de traduction », immergeons-nous dans ceux de « l'intraduisible ». Entrons dans la complexité de pravda, qui, « en dépit du caractère univoque des équivalents dont on se sert pour le traduire - vérité, truth, Wahreit -, désigne non seulement la vérité, mais aussi la justice », rappelle Constantin Sigov. Ou dans celle du mot talent, qui dévoile au néophyte ses dessous insoupçonnables : « Talent n'a pas toujours eu le sens qu'il a aujourd'hui, confie Charles Baladier, coordinateur du Vocabulaire sous la direction de Barbara Cassin. En français du Moyen Age, le mot signifie désir, "penchant pour". Ainsi, "faire son talent d'une femme", c'est connaître la jouissance avec elle. [...] Dans un des Lais de Marie de France, une reine, furieuse de voir un jeune chevalier repousser ses avances, lui déclare : "On m'a souvent répété que des femmes vous n'avez aucun talent." » A partir du XVIIe siècle, talent prit le sens d'aptitude en français, les deux significations se maintenant jusqu'à aujourd'hui en italien et en espagnol, avec talento.

    Fécondité du multiple, du « frottement » entre les langues : bien traduire, c'est refuser les « sens uniques » que le lexique pseudo-universel de la communication ne cesse de donner aux mots. « Une traduction n'est jamais intégrale, rappelle Barbara Cassin. C'est une recherche complexe, enrichissante pour la langue d'arrivée comme pour la langue de départ. Ici, il n'y a que des emprunts, des passages et des transferts ; bref, une dynamique résolument contraire à toute idée d'enfermement culturel. » Ou de cloisonnement social. Le jour où Descartes, rompant avec la tradition, écrit le Discours de la méthode en français (plutôt qu'en latin) pour être compris de tous, il apporte une réponse politique à une double question : d'où la philosophie provient-elle et à qui est-elle destinée ? Le choix du français, souligne Alain Badiou dans le Vocabulaire, implique « d'une part, que la philosophie n'a nul site singulier de provenance, mais qu'elle commence n'importe où, par un acte libre dont tout esprit est capable ; d'autre part, que la philosophie est destinée à tous, ce qui voudra dire finalement, comme Comte (fidèle sur ce point à Descartes, à Rousseau, et anticipant Sartre et Deleuze) le dira "systématiquement" : aux femmes et aux prolétaires  ».

    Politique, forcément politique, la question des langues en philosophie ? Le Vocabulaire européen, en plus d'être un formidable instrument de travail, a valeur de manifeste contre tout « nationalisme ontologique » qui voudrait que la philosophie ne parle bien, ou vraiment, qu'une langue (le grec, par exemple, ou l'allemand, selon Heidegger). Et c'est un acte de résistance contre « le tout-à-l'anglais - cet anglais officiel de la Communauté européenne et des colloques scientifiques, qui fonctionne, certes, mais qui n'est presque plus une langue », rappelle Barbara Cassin.

    Dictionnaire des intraduisibles, Vocabulaire européen des philosophies, Collectif (Dir. barbara CASSIN) , Seuil.